El toro azul
Au dessus de la loge de la Présidence le ciel force la teinte jusqu'à prendre cette couleur improbable où le gris de Payne et le bleu de Prusse s’organisent dans un halo de jaune souffre que l’on sent, sans jamais le voir. Le soleil devient de plus en plus cuisant et son déclin donne aux choses un contraste irréel. La limite ombre soleil est précise comme la blessure d’une épée. Au-delà, mes yeux éblouis ne distinguent plus les détails des gradins obscurcis.
Plus bas, le Cartel s’organise. Le préposé à l’ouverture de la porte du toril s’exécute avec précautions. Un « Hooou ! » De crainte et de satisfaction salue la sortie d’un taureau négro pesant au moins quatre voisins et armé comme un conquistador. Noir le taureau ? Non, il est bleu. Bleu comme le sont parfois les ailes des corbeaux quand l’air est sec, aussi bleu que la culotte du Maestro lorsqu’elle surgit de l’ombre avec des reflets brillants dans les plis de l’étoffe. L’animal est aussi lourd que lent, les beaux espoirs de sa sortie font long-feu, la capote rose-opéra digère à peine ses charges distraites que déjà les clarines réclament la cavalerie.
Caparaçonné d’ocre clair, capiton à pompons rouge, surmonté d’un picador aux mêmes couleurs, le cheval aveugle rejoint son terrain. Le picador, ancien héro des arènes, est coiffé d’un joli chapeau rond de demoiselle et loge ses pieds dans de lourds étriers noirs blindés. Il protège mollets et genoux sous une quincaillerie médiévale qui scintille de temps à autre dans l’entrebâillement d’une jambe de pantalon fendue comme la jupe en soie d’une fille de joie. Cette ambiance torride semble émoustiller notre taureau qui contre toute attente charge droit et ne cède rien sous la pique. Le sang entre en scène ; les peintres taurins arrosent de laque de garance ou d’écarlate leurs œuvres, pourtant sur ce pelage noir aux reflets bleus c’est le violet qui teinte la robe, un violet aussi brillant que l’habit de son partenaire.
Avec le temps, les banderilles de ma jeunesse ; petits chefs-d’œuvre d’origami hispanique, frémissantes de couleurs éclatantes et choisies, sont devenues aussi clinquantes et criardes que celles vendues aux touristes aux abords de la plazas de toros. La mode du « fluo », du papier crépon, des hampes articulées a transformé, cette couronne multicolore qui donnait au taureau, lors de la faena de muleta, des allures de paon en colère, en « mikado » teinté d’ocre usé, élevant Georges Braques et sa « Nature morte avec une paire de banderilles » au rang de visionnaire taurin.
Le Maestro, faute de mieux sans doute, décide de faire le brindis « au public ». Il tourne sur lui-même, se transforme un temps en « boule de salle de bal », éclabousse les gradins ombragés de particules de soleil aux couleurs des paillettes de son habit. La montera s’envole, atterrit et montre sa doublure rose, vite retournée d’un coup d’épée pour ne pas ajouter la malchance au mauvais sort. Les naturelles succèdent aux pase de pecho. Une brume de poussière jaune-titane masque les appuis des protagonistes, donnant aux gestes une élégance immatérielle. La chaleur tempère l’enthousiasme des aficionados qui saluent d’un bruissement d’applaudissements et de quelques Oles épars une fin de faena inespérée. Deux tentatives de mise à mort portées à recibire sur un frissonnement de la muleta n’évitent pas le descabello et la fin de tous les espoirs du Maestro.
Deux mules noirs au licol turquoise, menés par trois mulilleros vêtus de blanc et coiffés d’un béret noir trainent dans la poussière un taureau bleu… Il fait chaud…
AR